pour une esthétique de la rencontre / julien gracq /
le rivage des syrtes

J'avais quitté l'Université, ce matin-là, de bonne heure et pris congé d'Orlando à quelques rues de là : ces promenades clandestines étaient de celles dont il avait le secret de me faire rougir. Je descendais déjà les dernières marches de mon belvédère préféré quand une apparition inattendue m'arrêta, dépité et embarrassé : à l'endroit exact où je m'accoudais d'habitude à la balustrade se tenait une femme.

Il était difficile de me retirer sans gaucherie, et je me sentais ce matin-là d'humeur particulièrement solitaire. Dans cette position assez fausse, l'indécision m'immobilisa, le pied suspendu, retenant mon souffle, à quelques marches en arrière de la silhouette. C'était celle d'une jeune fille ou d'une très jeune femme. De ma position légèrement surplombante, le profil perdu se détachait sur la coulée de fleurs avec le contour tendre et comme aérien que donne la réverbération d'un champ de neige. Mais la beauté de ce visage à demi dérobé me frappait moins que le sentiment de dépossession exaltée que je sentais grandir en moi de seconde en seconde. Dans le singulier accord de cette silhouette dominatrice avec un lieu privilégié, dans l'impression de présence entre toutes appelées qui se faisaient jour, ma conviction se renforçait que la reine du jardin venait de prendre possession de son domaine solitaire. Le dos tourné aux bruits de la ville, elle faisait tomber sur ce jardin, dans sa fixité de statue, la solennité soudaine que prend un paysage sous le regard d'un banni ; elle était l'esprit solitaire de la vallée, dont les champs de fleurs se colorèrent pour moi d'une teinte soudain plus grave, comme la trame de l'orchestre quand l'entrée pressentie d'un thème majeur y projette son ombre de haute nuée. La jeune fille tourna soudain sur ses talons tout d'une pièce et me sourit malicieusement .

C'est ainsi que j'avais connu Vanessa.

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julien gracq, le rivages des syrtes
éditions corti (évidemment)

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