pouvoir et contre-pouvoir / bernard noël / la pornographie

publié en 1971, le château de cène fut condamné en 73 pour "outrage aux moeurs". l'avocat de la défense plaida que l'auteur de l'ouvrage, bernard noël, était un bon écrivain, "bien trop difficile pour offenser les moeurs". le livre fut tout de même interdit. plus de dix ans après, dans une lettre à Serge Fouchereau, Bernard Noël écrit :

 

 

Dès qu'un écrivain passe pour "bon", il y a du bon dans ses excès ; on peut dès lors les passer sous silence ou bien y faire allusion comme à des incartades dont il est très vite revenu. La littérature n'est pas enseignée pour le plaisir d'elle-même, mais pour le français, pour l'histoire, pour les moeurs, pour le témoignage. Elle est utilisée. L'écrivain est une citation, un morceau choisi, une récitation, un sujet, un exercice.

Je ne dis là que des banalités, mais il faut se méfier des comportements que leur banalité protège ou dissimule. La banalité est offensive, beaucoup plus offensive finalement que l'excès, qu'elle réussit toujours à normaliser. Le plaisir jusqu'ici n'a jamais eu la moindre valeur sociale : il ne figure pas à l'échange, et cela explique sans doute le caractère implacable et sexiste du pouvoir.

Le pouvoir aussi est une banalité. Il est même d'autant plus fort et prégnant qu'il se banalise et devient ordinaire. Alors, on ne s'en garde plus. Telle est d'ailleurs la réussite du pouvoir libéral : il s'identifie à l'ordre des choses. Il n'est même plus objet de soupçon. (...)

La permissivité actuelle autorise à tout dire parce que ce tout ne veut plus rien dire. La parole devient inoffensive par privation de sens. L'écriture connaît la même privation sous ses formes normalisées : publicité, journalisme, best-sellers, qui passent pour de l'écriture et qui n'en sont pas.

L'ancienne censure voulait rendre l'adversaire inoffensif en le privant de ses moyens d'expression ; la nouvelle - que j'ai appelée la sensure - vide l'expression pour la rendre inoffensive, démarche beaucoup plus radicale et moins visible.

Un bon écrivain est un écrivain sensuré.

Tout ce qui médiatise censure.

Il n'y a pas de transmission sans perte d'énergie, pas de durée, c'est la vieille loi de l'entropie.

La vie est lente, mon cher Serge, comparativement à la mort, qui tient dans un instant.

L'offensif est en nous ce contre-instant, qu'il faut toujours rallumer sans illusion.

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Bernard Noël, la pornographie, in Le Château de Cène
collection l'imaginaire, éditions Gallimard

photo : lee miller par man ray

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