pouvoir et contre-pouvoir / Didier-Georges Gabily / Nous ne figurons pas dans le paysage


Juillet 1993

Nous ne figurons pas dans le paysage ; quelque chose de nous, de nos corps-visages-voix-pensées, de nous, sujets accomplissant quelques mouvements de théâtre à l’aide de quelques sujets de théâtre inaccomplis, ne s’y retrouve pas, ne peut s’y tenir, aimerait continuer à s’y dérober.

Et nous allons passer : ce qu’il faudrait se dire.

Nous ne pouvons demeurer là, dans cette vieille fête, il y eut une fête, il y en eut une jadis, dit-on, et même, quelques-uns d’entre nous en étaient, s’y retrouvaient, s’y ressourçaient, voire. Je suis de ceux-là. Je suis allongé il y a longtemps dans le couloir d’un train de nuit ; je dors ; je suis encore assez jeune ; je reviens d’Avignon ; un homme me marche sur le bras ; il dit : Encore un de ceux-là ; il répète : Encore un de ceux-là ; il demande, marmonne : Qu’est-ce qu’ils peuvent bien trouver là-bas, et regardez ça, celui-là, ils acceptent même des types comme ça, là-bas… Plus tard, je reviens, c’est l’hiver et le mistral souffle. C’est bien connu : en Avignon, le mistral souffle souvent. A peine moins que l’Esprit. De Vilar. Tout ça rend fou. C’est bien connu. La ville est morte, l’hiver. C’est bien connu. Rien qu’une ville, et froide, et contournée, pauvre, du côté de la rue du Chapeau-Rouge et alentour. On m’a dit de faire attention — on ne sait jamais, etc. J’y suis revenu l’an dernier, l’été. C’était pareil et même pire dès qu’on pénétrait sous les porches pourris des mêmes rues pas encore trop rénovées. La crise, tout ça… des visages vrais ; tout ça ; des gosses, tout ça ; des petits, des violents, le reste. Pas de fête. Cet hiver-là, il y avait au moins quelque chose, des Gitans, des guitares. Pas de fête non plus. Mais quelque chose, seulement. Ils sont plantés sur les remparts au-dessus de la prison, les Gitans, tout près de la place où ça grouille, l’été. Ils jouent pour un des leurs, là, en bas. Visages aux fenêtres, aux barreaux. La place, déserte. L’hiver, le mistral, les guitares des Romanos. C’est déjà mieux.

Nous ne figurons pas dans le paysage ; la ville est close-ouverte, protégée. Il y a trois clefs qui (sans doute) bouleversent les doctes et les festivaliers. Il y a quelques étendards étendus (les jours de mistral) et une sonnerie de bugles (tous les jours que le festival fait) invitant à quelque commémoration derrière les hauts murs aveugles d’un palais. Ce n’est pas si grave. Un signal. Quelque chose qui devait signifier quelque chose de bien. Un rêve du meilleur. On n’en doute même pas. Le monde est seulement sûrement parti ailleurs. Et rien ne vient qui voudrait pour l’heure s’écarter du monde qui est ailleurs ; rien ne fonde notre désir d’être là et pourtant nous y sommes, là, et revenus, là. C’est ainsi. C’est peu. Nous traversons cette ville vouée à l’incompréhensible commémoration du meilleur qui n’existe plus.
Nul ne figure dans le paysage. Une seule image hante ces lieux, indépassable, évacuée à force, elle-même à force défigurée. Nous y sommes. Nous participons à ce théâtre d’ombre. Nous passons comme chacun passe et c’est assez. L’œil (d’aigle), le nez (d’aigle), le menton (d’aigle) veillent d’un Vilar à sa pauvre fenêtre peinte. Toujours un rêve du meilleur, et c’est encore assez. Nous passons. D’un mur incompréhensible à un autre — le même, à l’autre bout de la ville, incompréhensible tout autant. Nous avons traversé la ville comme d’autres plus courageux marcheurs continuent à en faire le tour. Pour voir. Nous n’avions pas d’épaisseur sous le soleil ; la ville ne nous reflétait pas ; nous supportait à peine. N’y prends pas garde. Avance un peu, marcheur. Il y a des marchands et il y a des acheteurs. Ça au moins ne change pas, demeure. Avance. Demeure. C’est ainsi. Nous y voilà. Voici le Fleuve, voici le pont.

Nous ne figurons pas dans le paysage. Nous passons de l’autre bord du fleuve. C’est bien. Nous avons rêvé il y a peu de jours de partir de Paris à pied et d’arriver à la Chartreuse de Villeneuve-Lez-Avignon à pied. Nous avons éclaté de rire. On voit ça : trente kilomètres par jour, et pas de temps pour nos répétitions. Nous sommes des acteurs, disons-nous, des praticiens. Nous répétons, c’est le moins. Pour le reste, nous avons rêvé. Ça n’a pas beaucoup d’importance : nous ne figurons pas dans le paysage et rêver ne coûte pas grand-chose, de nos jours. On rêve pour nous. On barbouille des pages, rêvant pour nous, des écrans, on barbouille. Tout ça. Nous allons arriver là-haut débarquant d’un train, d’une bagnole, comme à peu près chacun et va-t’en t’y reconnaître, essaie un peu. Tout flou, tout floué de rêve, on sera, de nouveau, toujours, nous aussi. Ça n’est pas si grave. On fera au moins les derniers mètres à pied. On posera les sacs de voyage. On s’inventera comme d’habitude, comme au mieux, un plateau. C’est déjà bien, un plateau dans ce lieu-là. On dira — on dit déjà — un vraiment beau lieu. Un lieu déjà loin. De tout le reste. Un havre. Un peu loin. C’est déjà bien. On va s’y poser. On va recommencer à croire.

De l’autre côté du Fleuve, ça s’anime. Il y a une ville ; il y a des gens que Vilar contemple de sa fenêtre. On est de tout là-haut. Enfermé, on ne peut même pas contempler. On répète, on s’obstine. Viendra vite le quatorze juillet. Puis le quinze on remballera pour que d’autres déballent. Voici les faits : nous ne figurons pas dans le paysage.

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extrait de Notes de travail
éditions Actes Sud

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