la ville / tokyo

Les villes quadrangulaires, réticulaires (Los Angeles, par exemple) produisent, dit-on, un malaise profond ; elles blessent en nous un sentiment cénesthésique de la ville qui exige que tout espace urbain ait un centre où aller, d'où revenir, un lieu complet dont rêver et par rapport à quoi se diriger ou se retirer, en un mot s'inventer. Pour de multiples raisons (historiques, économiques, religieuses, militaires), l'Occident n'a que trop bien compris cette loi : toutes ses villes sont concentriques, mais aussi, conformément au mouvement même de la métaphysique occidentale, pour laquelle le centre est le lieu de la vérité, le centre de nos villes est toujours plein : lieu marqué, c'est en lui que se rassemblent et se condensent les valeurs de la civilisation : la spiritualité (avec les églises), le pouvoir (avec les bureaux), l'argent (avec les banques), la marchandise (avec les magasins), la parole (avec les agoras, cafés et promenades). Aller dans le centre, c'est rencontrer la "vérité" sociale, c'est participer à la plénitude superbe de la "réalité". La ville dont je parle [Tokyo] présente ce paradoxe précieux : elle possède un centre mais ce centre est vide. Toute la ville tourne autour d'un lieu à la fois interdit et indifférent, demeure masquée par la verdure, défendue par des fossés d'eau, habitée par un empereur que l'on ne voit jamais, c'est-à-dire à la lettre par on ne sait qui. [...] De cette manière, nous dit-on, l'imaginaire se déploie circulairement, par détours et retours le long d'un sujet vide.

Roland Barthes, L'Empire des signes
éditions du Seuil.

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merci J.B.