la ville / guy debord

 

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Le moment présent est déjà celui de l'autodestruction du milieu urbain. L'éclatement des villes sur les campagnes recouvertes de «masses informes de résidus urbains» (Lewis Mumford) est, d'une façon immédiate, présidé par les impératifs de la consommation. La dictature de l'automobile, produit-pilote de la première phase de l'abondance marchande, s'est inscrite dans le terrain avec la domination de l'autoroute, qui disloque les centres anciens et commande une dispersion toujours plus poussée. En même temps, les moments de réorganisation inachevée du tissu urbain se polarisent passagèrement autour des «usines de distribution» que sont les supermarkets géants édifiés sur terrain nu, sur un socle de parking ; et ces temples de la consommation précipitée sont eux-mêmes en fuite dans le mouvement centrifuge, qui les repousse à mesure qu'ils deviennent à leur tour des centres secondaires surchargés, parce qu'ils ont amené une recomposition partielle de l'agglomération. Mais l'organisation technique de la consommation n'est qu'au premier plan de la dissolution générale qui a conduit ainsi la ville à se consommer elle-même.

 


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L'histoire économique, qui s'est tout entière développée autour de l'opposition ville-campagne, est parvenue à un stade de succès qui annule à la fois les deux termes. La paralysie actuelle du développement historique total, au profit de la seule poursuite du mouvement indépendant de l'économie, fait du moment où commencent à disparaître la ville et la campagne, non le dépassement de leur scission, mais leur effondrement simultané. L'usure réciproque de la ville et de la campagne, produit de la défaillance du mouvement historique par lequel la réalité urbaine existante devrait être surmontée, apparaît dans ce mélange éclectique de leurs éléments décomposés, qui recouvre les zones les plus avancées de l'industrialisation.

 


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L'histoire universelle est née dans les villes, et elle est devenue majeure au moment de la victoire décisive de la ville sur la campagne. Marx considère comme un des plus grands mérites révolutionnaires de la bourgeoisie ce fait qu'«elle a soumis la campagne à la ville», dont l'air émancipe. Mais si l'histoire de la ville est l'histoire de la liberté, elle a été aussi celle de la tyrannie, de l'administration étatique qui contrôle la campagne et la ville même. La ville n'a pu être encore que le terrain de lutte de la liberté historique, et non sa possession. La ville est le milieu de l'histoire parce qu'elle est à la fois concentration du pouvoir social, qui rend possible l'entreprise historique, et conscience du passé. La tendance présente à la liquidation de la ville ne fait donc qu'exprimer d'une autre manière le retard d'une subordination de l'économie à la conscience historique, d'une unification de la société ressaisissant les pouvoirs qui se sont détachés d'elle.

 


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«La campagne montre justement le fait contraire, l'isolement et la séparation» (Idéologie allemande). L'urbanisation qui détruit les villes reconstitue une pseudo-campagne , dans laquelle se sont perdus aussi bien les rapports naturels de la campagne ancienne que les rapports sociaux directs et directement mis en question de la ville historique. C'est une nouvelle paysannerie factice qui s'est recréée par les conditions d'habitat et de contrôle spectaculaire dans l'actuel «territoire aménagé» : l'éparpillement dans l'espace et la mentalité bornée, qui ont toujours empêché la paysannerie d'entreprendre une action indépendante et de s'affirmer comme puissance historique créatrice, redeviennent la caractérisation des producteurs - le mouvement d'un monde qu'ils fabriquent eux-mêmes restant aussi complètement hors de leur portée que l'était le rythme naturel des travaux pour la société agraire. Mais quand cette paysannerie, qui fût l'inébranlable base du «despotisme oriental», et dont l'émiettement même appelait la centralisation bureaucratique, reparaît comme produit des conditions d'accroissement de la bureaucratisation étatique moderne, son apathie a dû être maintenant historiquement fabriquée et entretenue ; l'ignorance naturelle a fait place au spectacle organisé de l'erreur. Les «villes nouvelles» de la pseudo-paysannerie technologique inscrivent clairement dans le terrain la rupture avec le temps historique sur lequel elles sont bâties ; leur devise peut être : «Ici même, il n'arrivera jamais rien, et rien n'y est jamais arrivé.» C'est bien évidemment parce que l'histoire qu'il faut délivrer dans les villes n'y a pas été encore délivrée, que les forces de l'absence historique commencent à composer leur propre paysage exclusif.

 


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L'histoire qui menace ce monde crépusculaire est aussi la force qui peut soumettre l'espace au temps vécu. La révolution prolétarienne est cette critique de la géographie humaine à travers laquelle les individus et les communautés ont à construire les sites et les événements correspondant à l'appropriation, non plus seulement de leur travail, mais de leur histoire totale. Dans cet espace mouvant du jeu, l'autonomie du lieu peut se retrouver, sans réintroduire un attachement exclusif au sol, et par là ramener la réalité du voyage, et de la vie comprise comme un voyage ayant en lui-même tout son sens.

 


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La plus grande idée révolutionnaire à propos de l'urbanisation n'est pas elle-même urbanistique, technologique ou esthétique. C'est la décision de reconstruire intégralement le territoire selon les besoins du pouvoir des Conseils de travailleurs, de la dictature anti-étatique du prolétariat, du dialogue exécutoire. Et le pouvoir des Conseils, qui ne peut être effectif qu'en transformant la totalité des conditions existantes, ne pourra s'assigner une moindre tâche s'il veut être reconnu et se reconnaître lui-même dans son monde.

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extrait de La société du Spectacle, chapitre 7, l'aménagement du territoire
intégralité sur le site de la bibliothèque situationniste internationale

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