être une femme / Clarice Lispector /
un apprentissage, ou le livre des plaisirs

 

... alors du ventre même, comme une secousse lointaine de terre dont on sait à peine que c'est l'annonce d'un séisme, de l'utérus, du coeur contracté vint le tremblement gigantesque d'une violente douleur ébranlée, de tout le corps l'ébranlement - et en subtiles grimaces du visage et du corps, avec la difficulté d'un pétrole déchirant la terre - vint finalement la grande crise de larmes sèches, une crise muette sans aucun son qu'elle pût elle-même entendre, qu'elle n'avait pas pressentie, n'avait jamais voulue et n'avais pas prévue - secouée comme l'arbre solide qui est plus profondément ébranlé que l'arbre fragile - finalement canaux et veines éclatés, alors
... elle s'assit pour se reposer et au bout d'un instant elle faisait comme si elle était une femme bleue parce que le crépuscule plus tard serait peut être bleu, elle fait comme si elle filait avec des fils d'or les sensations, elle fait comme si l'enfance était aujourd'hui et argentée de jouets, elle fait comme si une veine ne s'était pas ouverte et elle fait comme si dans un silence tout blanc n'en coulait pas un sang écarlate, et qu'elle ne fût pas d'une pâleur mortelle mais cela faisait comme si c'était vrai de vrai, il fallait au milieu du faie comme si dire la vérité de pierre opaque pour qu'elle contrastât avec le faire comme si vert moiré, elle fait comme si elle aimait et était aimée, elle fait comme si elle n'avait pas besoin de mourir de regret, elle fait comme si elle était couchée dans la paume transparente de la main de Dieu, non pas Lori mais son nom secret dont pour l'instant elle ne pouvait pas encore jouir, elle fait comme si elle vivait et n'était pas en train de mourir car vivre en fin de compte n'était guère que s'approcher de plus en plus de la mort, elle fait comme si elle n'avait pas les bras tombés de perplexité quand les fils d'or qu'elle filait s'entremêlaient et elle ne savait pas dénouer le fin fil froid, elle fait comme si elle était assez habile pour défaire les noeuds de la corde de marin qui lui liaient les poignets, elle fait comme si elle avait un panier de perles rien que pour regarder la couleur de la lune car elle est lunaire, elle fait comme si elle fermait les yeux et des êtres aimés surgiraient quand elle les ouvrirait embués de gratitude, elle fait comme si tout ce qu'elle avait n'était pas comme si, elle fait comme si sa poitrine se décontractait et qu'une lumière toute dorée et légère la guidât dans une forêt d'écluses muettes et de tranquilles mortalités, elle fait comme si elle n'était pas lunaire, elle fait comme si elle ne pleurait pas des larmes rentrées

(...)

... elle était fatiguée de son effort d'animal libéré.

(...)

... c'était le moment de s'habiller : elle se regarda dans la glace et elle n'était belle que par le fait d'être une femme : son corps était mince et solide, un des motifs imaginaires qu'avait Ulysse de la désirer ; elle choisit une robe d'un tissu lourd, malgré la chaleur, d'une forme indécise, la forme serait son corps mais
... se faire belle était un rituel qui lui conférait de la gravité : l'étoffe cessait d'être un simple tissu, elle se changeait en matière de chose et c'était cette étoffe à qui avec son corps elle donnait corps - comment un simple morceau de tissu pouvait-il acquérir tant de mouvement ? ses cheveux lavés le matin et séchés au soleil de la petite terrasse étaient en soie châtain la plus ancienne - belle ? non, femme : Lori alors se maquilla soigneusement les lèvres et les yeux, ce qu'elle faisait, selon une collègue, très mal, elle vaporisa du parfum sur son front et à la naissance des seins - la terre était parfumée de l'odeur de mille feuilles et de fleurs écrasées : Lori se parfumait et c'était là une de ses imitations du monde, elle qui essayait tellement d'apprendre la vie - avec le parfum, d'une certaine façon elle accentuait ce qu'elle était et c'est pourquoi elle ne pouvait pas mettre des parfums qui la contredisaient : se parfumer relevait d'une sagesse instinctive, venue de millénaires de femmes qui avaient appris apparemment passives et, comme tout art, cela exigeait qu'elle eût un minimum de connaissances d'elle-même : elle mettait un parfum légèrement entêtant, délectable comme de l'humus, un parfum dont elle ne révélait pas le nom à ses collègues-institutrices : parce qu'il était à elle, il était elle, puisque pour Lori se parfumer était un acte secret et presque religieux

...- mettrait-elle des boucles d'oreille ? elle hésita, car elle voulait des oreilles seulement délicates et simples, quelque chose de plus modestement nu, hésita un peu plus : une richesse encore plus grande serait de cacher avec ses cheveux ses oreilles de biche et les rendre secrètes, mais elle ne résista pas : elle les découvrit, tirant les cheveux derrière les oreilles incongrues et pâles : reine égyptienne ? non, ornée toute comme les femmes bibliques, et il y avait également quelque chose dans ses yeux maquillés qui disait avec mélancolie : déchiffre-moi, mon amour, ou bien je serai contrainte de te dévorer, et
... maintenant prête, habillée, belle autant qu'elle pouvait réussir à l'être, de nouveau l'assaillit le doute : irait-elle ou non au rendez-vous avec Ulysse - prête, les bras ballants, pensive, irait-elle ou non au rendez-vous ?

 

Clarice Lispector, L'apprentissage, ou le livre des plaisirs
traduit du brésilien par Jacques et Teresa Thiériot
éditions des femmes

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