être une femme / marguerite duras / la vie matérielle :
la maison

La maison, c'est la maison de famille, c'est pour y mettre les enfants et les hommes, pour les retenir dans un endroit fait pour eux, pour y contenir leur égarement, les distraire de cette humeur d'aventure, de fuite qui est la leur depuis les commencements des âges. Quand on aborde ce sujet le plus difficile c'est d'atteindre le matériau lisse, sans aspérité, qui est la pensée de la femme autour de cette entreprise démente que représente une maison. Celle de la recherche du point de ralliement commun aux enfants et aux hommes.

Le lieu de l'utopie même c'est la maison créée par la femme, cette tentative à laquelle elle ne résiste pas, à savoir d'intéresser les siens non pas au bonheur mais à sa recherche comme si l'intêret même de l'entreprise tournait autour de cette recherche elle-même, qu'il ne fallait pas en rejeter résolument la proposition du moment qu'elle était générale. La femme dit qu'il faut se méfier et à la fois comprendre cet intêret singulier pour le bonheur. Elle croit que ça amènera les enfants à rechercher plus tard un état heureux dans la vie. C'est ce que veut la femme, la mère, amener son enfant à s'intéresser à la vie. La mère sait que l'intêret au bonheur des autres est moins dangereux pour l'enfant que la croyance au bonheur pour soi.

A Neauphle, souvent, je faisais de la cuisine au début de l'après-midi. Ca se produisait quand les gens n'étaient pas là, qu'ils étaient au travail, ou en promenade aux étangs de Hollande, ou qu'ils dormaient dans les chambres. Alors j'avais à moi tout le rez-de-chaussée de la maison et le parc. C'était à ces moments-là de ma vie que je voyais clairement que je les aimais et que voulais leur bien. La sorte de silence qui suivait leur départ je l'ai en mémoire. Rentrer dans ce silence c'était comme rentrer dans la mer. C'était à la fois un bonheur et un état très précis d'abandon à une pensée en devenir, c'était une façon de penser ou de non penser peut être - ce n'est pas loin - et déjà, d'écrire.

Lentement, avec soin, pour que ça dure encore, je faisais la cuisine pour ces gens absents pendant ces après-midi-là. Je faisais une soupe pour qu'ils la trouvent prête au cas où ils auraient très faim. S'il n'y avait pas de soupe il n'y avait rien du tout. S'il n'y avait pas une chose prête, c'est qu'il n'y avait rien, c'est qu'il n'y avait personne. Souvent les provisions étaient là, achetées du matin, alors il n'y avait plus qu'à éplucher les légumes, mettre la soupe à cuire et écrire. Rien d'autre.

J'ai pensé très longtemps à acheter une maison. Je n'ai jamais imaginé que je pourrais posséder une maison neuve. A Neauphle, la maison ça a d'abord été deux fermes bâties un peu avant la Révolution. Elle doit avoir un peu plus de deux siècles. J'y ai souvent pensé. Elle avait été là en 1789, en 1870. A la croisée des forêts de Rambouillet et de Versailles. En 1958 elle m'appartenait. J'y ai pensé jusqu'à la douleur certaines nuits. Je la voyais habitée par ces femmes. Je me voyais précédée par ces femmes dans ces mêmes chambres, dans les mêmes crépuscules. Il y avait eu neuf générations de femmes avant moi dans ces murs, beaucoup de monde, là, autour des feux, des enfants, des valets, des gardiennes de vaches. Toute la maison était lissée, frottée aux angles des portes, par le passage des corps, des enfants, des chiens.

Ce sont des choses à quoi les femmes pensent beaucoup, des années, et qui font le lit de leur pensée quand les enfants sont petits : comment leur éviter le mal. Et cela, pour presque toujours n'aboutir à rien.

(...)

Les chaumières devaient être solides dans la forêt contre les loups, les hommes. On est en 1350 par exemple. Elle a vingt ans, trente ans, quarante ans, pas plus. Elle ne va encore que très rarement au-delà de cet âge. Dans les villes il y a la peste. Elle a faim tout le temps. Peur. C'est la solitude qui s'écoule autour de la forme famélique, qui fonde le règne. Ce n'est pas la faim ni la peur. Michelet ne peut pas penser à nous tellement nous sommes maigres, rachitiques. Nous faisons dix enfants pour en garder un. Notre mari est loin.

Quand serons-nous lassées de cette forêt-là de notre désespoir ? De ce Siam ? De l'homme qui mettait le premier le feu au bûcher ?

Pardonnez-nous d'en parler si souvent.

Nous sommes là. Là où se fait notre histoire. Pas ailleurs. Nous n'avons pas d'amants sauf ceux du sommeil. Nous n'avons pas de désirs humains. Nous ne connaissons que le visage des bêtes, la forme et la beauté des forêts. Nous avons peur de nous-mêmes. Nous avons froid à nos corps. Nous sommes faites de froid, de peur, de désir. On nous brûlait. On nous tue encore au Koweit et dans les campagnes de l'Arabie.

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